Pour le journaliste El Hadji Gorgui Wade Ndoye, il faut faire le break et saisir l’occasion pour « dépasser les clivages primaires » et s’inscrire dans le bien commun. Le Sénégal doit redevenir ce telos, surtout pour appréhender le rôle et la place des médias. Histoire de mettre toujours devant « ce filtre intellectuel et humain ».
24 HEURES : Aujourd’hui, qu’est-ce qui définit El Hadji Gorgui Wade Ndoye ?
EGWN : « Waouh, difficile de vous répondre, du tic au tac ! Cela me rappelle Aimé Césaire qui avait gardé un long silence, avant de répondre « Cela terrifie ma raison» à la question : «Que représente la mort pour vous ?». Cher Abdoulaye, j’espère ne pas vous décevoir en vous disant que ce qui me définit et qui me terrifie est ma quête quotidienne d’être de jour en jour plus humain !»
Vous allez vers la 4ème Edition du « Gingembre Littéraire » du Sénégal sur «Le Vivre Ensemble». Quelle est la petite histoire de cet événement ?
« Le Gingembre littéraire est le prolongement de nos efforts de promotion des cultures et civilisations africaines et l’érection de ponts avec les autres civilisations du monde à partir de Genève, depuis plus d’une vingtaine d’années. Régulièrement le magazine panafricain en ligne Continent Premier et l’association éponyme organisent des conférences sur des thématiques diverses et majeures liées à la place de l’Afrique dans le monde. Il s’agit pour nous de réaffirmer la place de l’Afrique dans le monde : Souveraineté de Démocratie. Un cycle de conférences lancé depuis 2012 au Palais des Nations Unies, à Genève. D’éminents intellectuels comme le regretté Professeur Iba Der Thiam, l’écrivain Boubacar Boris Diop, l’économiste Sanou Mbaye, la journaliste et juriste Anne Cécile Robert du Monde Diplomatique y avaient pris part ainsi que des diplomates etc. C’est, cependant en 2019, dans la Salle Mahatma Gandhi, de la Maison internationale des Associations, à Genève, que d’autres grands esprits ont répondu à notre appel pour lancer le concept du «Gingembre Littéraire» en l’occurrence le grand philosophe professeur Souleymane Bachir Diagne, l’excellent Felwine Sarr. C’était pour nous l’occasion alors que notre sœur économiste à Paris, Fatoumata Sissi Ngom sortait son premier livre «Le Silence du Totem» de l’accompagner. J’ai réussi au cœur de la Genève internationale, sans aucun soutien financier d’aucune institution, à rassembler plus de 200 personnes de divers horizons et de statuts riches et variés pour lancer le grand débat sur la restitution des œuvres africaines spoliées, volées etc., pendant la période coloniale. Pour nous la restitution du patrimoine africain, est un pas important et nécessaire dans le dialogue des Cultures et des Civilisations. Nous avons eu un Felwine Sarr brillant, sous le regard de notre scintillant aîné Bachir pour poser «Vie, Esprit des objets et des enjeux en termes d’histoire et de réinvention de soi de la restitution». Fatoumata Ngom a alors exposé son livre entouré d’un grand public dense et des aînés brillants et généreux. C’est cela le Gingembre Littéraire : permettre aux intellectuels africains et à d’autres qui s’intéressent à ce continent berceau de l’Humanité et des civilisations de pouvoir échanger avec le reste du monde en toute liberté et dans le respect pour ensuite dégager des propositions de solutions pour notre continent premier qui a tout donné à l’humanité. Au Sénégal, la question du Vivre Ensemble, s’est imposée d’elle-même. Ce pays pourrait être un modèle de cohésion sociale pour le monde. Malheureusement, cette denrée si rare et si précieuse d’une paix presque naturelle s’étiole et il nous faut la sauvegarder de toutes nos forces».
Quel est le fait qui vous a le plus marqué ces dernières années à travers cet événement ?
«De voir de grands écrivains, d’éminents universitaires, de grands religieux de l’Église de l’Islam, etc., venir simplement avec toute la belle humilité, sans escorte, ni exigences particulières, échanger avec un public attentif, ouvert, d’âges, de sexes différents et de convictions différentes. Comment ne pas souligner le fait de voir des politiciens qui s’invectivent souvent, faire une pause «Gingembre», pour discuter ensemble, devant des aînés et des plus jeunes, sans animosité pour le bien du Sénégal, de l’Afrique et du monde. Cela n’a pas de prix !»
Le «Vivre Ensemble» est au cœur de votre préoccupation. Quelle est votre définition du «Vivre Ensemble» ?
«Respect de la dignité de tous les hommes, le savoir vivre, le savoir être, l’élégance de l’esprit et du cœur, l’enracinement et l’ouverture. Voir en autrui son propre alter ego, respecter et partager les biens que nous offre la nature, aimer notre terre, aimer tous les êtres qui participent de l’équilibre de notre cosmos».
Y a-t-il des menaces sur nos communautés ?
«Oui, bien sûr, la méchanceté gratuite, la violence verbale qui se banalise, les violences physiques devenues monnaie courante, la maltraitance des femmes, le manque de respect à notre environnement. Nous assistons à un débat public notamment politique et intellectuel médiocre pour ne pas dire inexistant alors que nous sommes sur les terres d’El Hadji Malick Sy, de Cheikh Ahmadou Bamba, de Baye Niass, Cheikh Anta Diop, de Léopold Sedar Senghor, de Bachir Diagne, de Boris Diop, d’Iba Der Thiam, de Mariama Bâ, d’Eugénie Rokhaya Aw, d’Aminata Sow Fall, de Penda Mbow, d’Awa Marie Coll Seck, de Fatou Diome etc… La jeunesse est laissée à elle-même alors qu’elle constitue la majorité de la population, d’abord par les familles et l’État central est débordé. Nous allons vers une crise identitaire destructrice si nous ne reprenons pas l’initiative. Quel Sénégalais, sommes-nous devenus aujourd’hui ? Que voulons-nous faire ensemble pour nous et pour notre pays dans un monde complexe en perpétuel défi ? Autant de questions auxquelles nous devons répondre, et d’y répondre de manière très urgente. Oui, alors que le terrorisme s’approche de jour en jour de nos frontières, alors que les enjeux liés à l’exploitation du gaz et du pétrole sont là pressants. Face à toutes les urgences sociales actuelles, il y a la question structurelle de qui voulons nous être et comment ?»
Cette année, les panélistes vont plancher sur «Médias et Cohésion Sociale». Appelez-vous à une pause pour éviter des tsunamis informationnels ?
«Tant que nous sommes en vie, nous sommes dans un rythme constant. Nous appelons plutôt à des réflexions sur toutes ces questions-là qui nous assaillent dans un monde globalisé mais devenu de plus en plus égoïste comme si la pandémie de COVID19 ne nous a pas servi de bonnes leçons. Les femmes et hommes de médias ne vivent pas sur Mars. Ils sont là, avec leur société, la spécificité de leur métier qui se nourrit de la liberté et la renforce leur impose également une grande responsabilité à ancrer la cohésion sociale par la recherche exclusive des vérités. Quand des journalistes deviennent incendiaires comme nous l’avons vu lors du génocide des Tutsis au Rwanda, cela devient extrêmement préoccupant et dangereux. Quand des gouvernements refusent la transparence, cela n’augure rien de bon et peut pousser au banditisme médiatique. Quand le respect dû aux acteurs de la presse est remplacé par de la corruption, le rôle de médiateurs sociaux des médias s’étiole. Il nous faudrait arriver à un équilibre saint entre tous les pouvoirs pour que la confiance revienne entre tous les acteurs. L’heure est venue de dépasser des clivages primaires pour nous concentrer à faire face aux vrais défis de notre temps et de porter haut plus haut le drapeau de la République du Sénégal éternel. Quand la nourriture du corps l’emporte sur la nourriture de l’âme nous courons le risque d’installer durablement des gangrènes qui détruisent notre tissu social. Sans la liberté, il n’y a pas de démocratie. Sans la paix, aucun projet humain n’est vivable. Oui prenons le temps de revenir à nous-mêmes pour mieux nous projeter ensemble, paisiblement, et dans le respect de nos différences».
Les nouveaux médias bouleversent les champs sociaux et démocratiques, est-ce une menace pour le Sénégal ?
«Une opportunité d’abord pour qui est conscient que l’information est une arme. Le numérique a renforcé la démocratie sociale. Désormais les journalistes n’ont plus le seul monopole de la gestion et de la production de l’information. Chaque citoyen disposant d’un smartphone peut aujourd’hui faire des photos, des vidéos etc. Cela suffit-il à être un journaliste ? Les images sont-elles neutres, sont-elles inoffensives ? Tout ce que l’on entend, voit, est-il toujours LA vérité ? Facile peut être pour un journaliste formé à l’école ou à la rédaction de savoir y répondre plus aisément. Qu’en est-il du public ? Ce qui menace, c’est l’irresponsabilité, c’est le manque de formation, la quasi inexistence de l’éducation aux médias. Ce qui menace c’est la violence de ce qui est donné à voir et à entendre, le manque de filtre intellectuel et humain ! Ce qui menace, c’est le voyeurisme, la propension à épier son voisin, à transformer en diable un être humain parce que tout simplement l’on n’est pas de la même religion, de la même ethnie, du même parti politique etc. Vigilance !»
Prônez-vous un nouveau cadre stratégique pour gérer les nouvelles lignes de fracture et de conflit apparus ?
«Réconcilier les journalistes avec les fondements de leur métier. Promouvoir l’éducation aux médias. Faire revenir l’éducation à la citoyenneté. Ré-apprendre à faire Nation. Sanctionner aussi négativement comme positivement. Promouvoir la diversité culturelle et le respect de la Dignité humaine. Le reste l’encadrement juridique est nécessaire. Éviter cependant de réprimer pour réprimer sans aucune pédagogie de départ. Nous devons nous aimer les uns les autres à défaut nous tolérer et nous respecter chacune et chacun. La liberté est belle quand elle est vécue fondamentalement avec la responsabilité qui l’accompagne».
Propos recueillis par Abdoulaye DIOP (24 Heures)